Bienvenue sur le blog de mes stages et ateliers  d'écriture !

Textes écrits par des participants à mes ateliers et à mes stages d'écriture, manifestations littéraires, concours... 

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Camille L.
23 avril 2025
Textes d'ateliers

Le soir tombait. Les rues du camp étaient désertes. Encore tremblant de la colère qu'il n'avait pu contenir devant le cynisme de Boulard, le colonel Dax éprouvait le besoin de se retrouver seul.Alors qu'il allait ouvrir la porte de son appartement, un vacarme de sifflements, de cris, d'interpellatio...

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Sylvie Reymond Bagur Les sentiers de la gloire Epilogue
23 avril 2025
Pour voir la scène dont le texte est une adaptation : https://www.youtube.com/watch?v=0jvmvJ0TkKo Me...
Invité - Claire Pasquié Les sentiers de la gloire Epilogue
23 avril 2025
N'ayant pas été présente à cet atelier, je crois avoir compris qu'à partir d'une scène visionnée, le...
Invité - Claire Pasquié Mario
11 avril 2025
Le ton est plein d'une simplicité et d'une authenticité que j'apprécie beaucoup. Il y a des détails ...

Derniers articles de mon blog : conseils d'écriture, exemples, bibliographies, mes textes...

13 avril 2025
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Robert Doisneau (1912 1994), Un Regard Oblique, 1948 L’ironie appartient au monde des « regards obliques », monde dans lequel les regards des uns ne coïncident pas avec les regards des autres, monde de tous les jeux de mots, de photos, d’images et de textes dans lesquels les regards et, plus largement, le sens de ce qui est montré demande un décryptage.  Il y a le sujet (officiel, droit), le sens premier, explicite. Dans la photo ci-dessus, analysée par Philippe Hamon dans son livre lsur l'Ironie littéraire,  un couple examine un tableau dans une devanture… Mais la photo montre tant d’autres choses (le sens second, l’implicite ?) au travers du « biais de la photo », le regard oblique de l’homme ainsi que des détails (expression des visages, posture du couple, vêtements, enseigne en fond (teinturerie en italique, l’écriture penchée prisée par l’ironiste, et ce LEFRAN en angle comme un quasi-titre subliminal…).   Tentative de définition de l'ironie littéraire L’ironie, mécanisme plein de finesse, lieu de subtilité et de détours qui prennent des formes multiples, est un terme difficile à définir. Écartons d’entrée l’idée que l’ironie serait synonyme d’humour, même si l’on peut l’y associer, le comique et l’humour s’associent au rire tandis que l’ironie, à forte composante mentale, provoque un autre phénomène physiologique : le sourire. L’ironie fait partie de ce que l’on appelle les effets de style. Elle marque un écart, un jeu avec les règles d’utilisation du langage. Elle s’écarte de la soumission au seul projet de communication et de précision. Et l’on peut noter, non sans ironie, que la figure oblique de l’homme dans le tableau de Doisneau est désignée par le même mot, figure, que les éléments textuels que l’on nomme des figures de style.  Commençons par rappeler, même si ce n’est pas tpit à fait notre sujet - quoi que…-  le fait que l’on accorde volontiers une nature ironique à la nature, au destin, au réel, avec, par exemple, l’expression, étonnante quand on l’interroge, d’ironie du sort qui est devenue courante au début du XIXe. « Vers le ciel ironique et cruellement bleu. » a écrit Baudelaire.  Et Camus évoque « Le sourire niais indifférent du ciel. »    Nous nous centrerons sur l’ironie comme choix -stratégie ?-  de communication.  L’ironie se sert du sens explicite, le sens premier, pour dire autre chose, elle vise un sens second, un sens implicite. Si l’ironie vient du grec ancien εἰρωνεία / eirōneía, « ironie, dissimulation, fausse ignorance », elle n’est pas le mensonge. Celui qui ment pense A, dit non-A et veut faire croire non-A.  Dans l’ironie, on exprime A, l’on pense non-A et l’on veut faire entendre non-A à son interlocuteur. Il s’agit donc de faire entendre le contraire de ce que l’on dit.  L’ironie apparait d’entrée comme une figure de l’inversion, elle contrarie et, même, renverse « quelque chose » : une hiérarchie des pouvoirs, des valeurs, des habitudes, des évidences, des certitudes…   D’où l’importance cruciale dans l’ironie du contexte, de ce dont on parle, de ce que l’on évoque à demi-mot, plus important que ce qui est effectivement raconté ou exprimé. L’ironie n’est pas un simple jeu d’inversion ou de transgression.  Si l’euphémisme, en minorant l’expression de ce qui est dit, dissimule un mot ou une phrase au mieux un sentiment, une idée, le « Va, je ne te hais point » ne possède pas à lui seul d’arrière-fond qui le distinguerait du « Je t’aime », il l’exprime autrement par une négation de son contraire. L’ironie est aussi allusion, mais à quelque chose de plus vaste. Elle repose sur la reconstruction de tout un univers de sous-entendus (toute une psychologie, une morale, un mode de pensée…). La richesse de ce sous-texte ainsi que la façon de la convoquer donne à l’ironie une complexité, un pouvoir d’évoquer, de faire penser et de ressentir qui la distinguent parmi les figures de style. L’ironie ne consiste pas à une simple inversion de sens, une antithèse, elle inverse des rapports humains, sociaux, des modes de pensée, des façons de raisonner. L’auteur doit à la fois faire confiance à la capacité de son lecteur à déchiffrer tout en le mettant discrètement sur la voie de l’interprétation. Là se trouve l’art de l’ironie !   Cette reconstruction demande et crée une forme de complicité avec le lecteur.  — Le contexte de référence doit être connu par le lecteur : une référence implicite à la société chinoise du Xe siècle ne « parlerait » pas au lecteur européen du XXIe. Cette nécessité d’un contexte commun est l’une des limites de l’ironie : elle ne fonctionne que dans une certaine ère géographique et temporelle, zone de partage nécessaire pour que le lecteur puisse avoir les références pour jouir du second degré et de son ambiguïté.  — Le passage au second degré doit être facilité par l’auteur qui doit pour cela envoyer des signaux au lecteur (ce sera l’objet d'un prochain article) qui lui signale la distance à prendre avec le sens premier, mais en restant dans le regard oblique, c’est-à-dire sans révéler directement le sens caché. Il existe donc une nécessaire interprétation du texte ironique qui dépendra du contexte.  Prenons un exemple simple, l’ironie sur une seule phrase :  Quelle bonne idée d’être venu aujourd’hui !  Elle ne pourra être interprétée comme une remarque ironique (En fait, ce n’est pas du tout une bonne idée ! Ou ce n’est vraiment pas le jour !) qu’en fonction de ce que le texte a permis au lecteur de saisir sur les rapports entre les personnages et ce que peut sous-entendre cet « aujourd’hui ».    Concluons sur ce qui est certainement la caractéristique la plus remarquable de l’ironie : en reprenant, en s’appropriant des fonctionnements de pensée et de comportement qu’elle utilise comme premier degré, en les mettant sous les yeux du lecteur, elle désamorce des discours. Elle montre la mécanique et le fonctionnement des comportements et des pensées de l’intérieur. Elle met en évidence leur caractère fautif (autojustification sans questionnement, raccourcis, mauvaise fois…), caractère répétitif (expressions clichés, psittacisme) pour que le lecteur en saisisse toute la dimension de biais : en montrer le caractère oblique. On peut dire que le texte dessine ce biais de façon visible, mais sans que l’appréciation soit donnée.    Nous retrouvons ici l’idée que l’ironie n’est pas simplement informative : elle joue avec une sorte de double évaluation. Elle implique une double dimension de jugement, de prise de position ou, au minimum, de prise de distance. Celle, le plus souvent positive, du sens premier et l’évaluation négative du sens dissimulé. Pour augmenter cette dichotomie, elle procède souvent par surévaluation du sens propre pour mieux le dévaluer de façon implicite. Un portrait ironique pourrait commencer par : De l’avis de tous, c’était un homme extraordinaire… Puis raconter une histoire remplie de traitrise, d’abjection ou au minimum de médiocrité, présentée comme une belle réussite. Ce sera au lecteur de réévaluer l’adjectif « extraordinaire » et les jugements explicites au vu de ce qui lui est raconté.    L’ironie fait donc partie non seulement des figures de style, mais aussi de cet autre ensemble de procédés comme l’ellipse, l’allusion, le récit par le geste… qui donne au lecteur la possibilité (ou l’impression d’avoir la possibilité…) de comprendre seul, de deviner et ici, d’évaluer, ce qu’on lui raconte.   L’écriture du monologue intérieur d’un personnage négatif pousse au bout cette logique, ce sera notre sujet. Point de narrateur pour pointer les sous-entendus et les contradictions, c’est le personnage lui-même qui les déroule et cela les rend à la fois plus claires et plus humaines. C’est une forme « moderne » d’ironie, directe, sans narrateur, un partage d’expérience et de pensée.   Ironie et narration Dans le cadre de la narration, c’est-à-dire d’un récit différé, le texte peut être ironique dans sa globalité ou seulement dans certains passages.  De plus, l’ironie peut s’inscrire dans le texte de plusieurs manières et à plusieurs niveaux : — Un personnage est ironique dans ses paroles, ses pensées, il prend de la distance avec l’histoire racontée, joue avec les autres personnages, avec les émotions…  — Le narrateur est ironique : il prend des distances avec l’histoire qu’il raconte. Ses interventions, plus ou moins discrètes, jettent le trouble sur le récit lui-même. — Sans intervention explicite du narrateur, le texte construit une impression de contradiction entre les évaluations données par le narrateur ou les personnages et les actions racontées, évaluations que le lecteur est ainsi amené à réévaluer de façon inverse.   Exemple d'ironie littéraire    Le monologue intérieur d’un personnage négatif qui se vit comme positif et en particulier son journal intime  en fournit  un exemple significatif. Ce type de journal suppose l’écriture régulière par un personnage de ses pensées et des éléments de sa vie quotidienne.C'est ce que nous propose  « En Caravane » d’Elizabeth von Arnim.  Il s’agit ici d’une utilisation ironique du journal intime.  Le texte raconte les épanchements sincères d’un personnage négatif, sa vie intime d’un antihéros, le lecteur est ainsi censé « partager » ces épanchements.  Mais le sens « véritable » du texte n’est pas la plongée empathique dans une intériorité, mais le souhait de mettre sous les yeux du lecteur un fonctionnement, de le démonter de l’intérieur.  Le journal permet ainsi, sans intervention du narrateur et sans jugement surplombant, de faire sentir au lecteur les enjeux et la dimension négative, ou tout au moins trouble d’un personnage. Le personnage monstrueux ne convient pas ici. Le journal du monstre au premier degré ne permet pas de décalage ironique, de « jeu » : rappelons que l’ironie doit faire sourire !    Comme nous l’avons vu ci-dessus, l’ironie fonctionne à partir d’un contexte de référence que le lecteur doit connaitre.  Choisissez un contexte qui ne se limite pas à quelques idées simples. C’est la richesse de ce contexte qui va permettre au jeu de dépasser la seule caricature et de ne pas se contenter d’obtenir un facile assentiment du lecteur. La nature des enjeux supplémentaires est très ouverte. Dans l’exemple ci dessous, le « héros » de « En caravane » est, certes, un prototype de l’égoïsme et du machisme, mais  renouvelle ces thèmes  ou les nuancer en développant un personnage individualisé et, comme nous l’avons vu, par un contexte qui ne s’y résume pas et décale un peu le sujet, il rend original l’angle d’attaque. L'anti héros de "En caravane" est porteur de toute une dimension « prussienne », d’une rigidité spécifiquement « allemande », d’une vision politique, d’un nationalisme, d’une conception esthétique et il peut être sensible à l’un des personnages féminins ce qui, parfois, peut le rendre « presque délicat » : autant de postures que le voyage va permettre de dérouler de façon à la fois différenciée et cumulative.   Extrait 1 de « En Caravane » d’Elizabeth von Arnim « Qu’auraient pensé mes amis s’ils avaient pu me voir ainsi privé de refuge, de retraite, de repos ? Ces trois privations définissent assez bien un voyage en caravane. Impossible de jamais entrer dans la roulotte quand elle était immobile, car ma femme s’y trouvait déjà, et si par bonheur je m’y reposais quand elle avançait, Jellaby ne manquait pas d’arriver aussitôt ventre à terre pour me demander par la fenêtre si je n’avais pas remarqué que mon cheval était en sueur. Chaque fois que nous bivouaquions, il fallait se mettre à l’ouvrage - et mes amis, quel ouvrage ! Jamais vous n’en auriez seulement l’idée. Ouvrage purement gratuit qui plus est, n’ayant pour seule récompense qu’un repas. Point d’ouvrage, point de repas. Et quand nous avions fini de dîner, croyez-vous que nous avions le loisir de nous livrer à la méditation ? Que nenni ! C’est alors que commençait la redoutable, l’effrayante, l’abominable, l’horrible vaisselle. Je n’ai toujours pas compris par quelle aberration nous n’en laissâmes pas dès le début le soin aux femmes qui ont été créées pour la faire et s’en accommodent fort bien. Mais j’étais en minorité et ne disposais pas du pouvoir d’imposer mes vues. Je ne disposais même pas de celui d’échapper à cette corvée. Si nous dressions le camp trop tôt dans la journée, la lumière du jour eût vite fait de me trahir. Et lorsque la vaisselle était faite, il ne restait plus qu’à aller se coucher. Nul homme d’esprit ne souhaite se coucher à huit heures, mais il faisait si froid - nous n’avions, disaient-ils, pas de chance avec le temps - que même par temps sec il n’y avait aucun plaisir à rester dehors. J’étais déjà resté dehors toute la journée, et lorsque le soir venait, j’avais pris en horreur tout ce qui de près ou de loin rappelait le plein air. En plus il n’existait que trois de ces confortables chaises basses sur lesquelles un homme aime à s’étirer en fumant son cigare, et sans que l’on songeât même à les proposer à quelqu’un d’autre, les dames s’y installaient chaque soir. Rien ne me parut si renversant que de voir Edelgard s’emparer de l’une d’entre elles avec une indifférence parfaite pour mes désirs, mes souhaits, mes appétits, mes ordres. Avec quelle nostalgie j’évoquais alors mon bon fauteuil de Storchwerder, pour lequel elle nourrissait un respect si profond qu’elle n’osait même pas en approcher quand j’étais à la maison - je suis même persuadé qu’elle ne s’en approchait pas davantage quand je n’étais pas à la maison. »   Extrait 2  de " En Caravane » d’Elizabeth von Arnim « Comme il est juste, notre vieux proverbe d’Allemagne, et comme il s’applique bien au baron prussien qui s’apprête à prendre des vacances méritées (cela va sans dire) : “Aimes-tu ta femme ? Laisse-la à la maison.” C’est vers cette époque que je commençai à comprendre que je devais prêter attention à la manière dont je faisais mon lit. « Il allait être six heures, et comme c’était d’ordinaire le moment où le reste de la compagnie entrait en activité, je me demandai d’un air sombre si nous entendrions les habituelles exclamations : “Belle journée, n’est-ce pas ? Belle et saine !” Il arrive un moment, j’ose le dire, où trop de beauté et de santé deviennent insupportables. Je tirai les rideaux de ma couchette - l’agitation que je sentais au-dessus de moi annonçait que ma femme n’allait pas tarder à descendre s’habiller - et je fis semblant de dormir. Le sommeil me paraissait un havre de paix. Comment voulez-vous obliger un homme à faire quoi que ce soit s’il n’est pas réveillé ? L’homme vraiment libre, songeai-je en fermant les yeux plus fort, est l’homme qui dort. Poussant ma réflexion plus loin, je me rendis compte, non sans frémir, que si c’était le cas, la véritable liberté, la véritable indépendance, appartenait aux inconscients - une race (ou une secte, comme vous préférez) au-dessus des lois, hors la loi tout simplement. Allant plus loin encore, et frémissant toujours plus, je compris que la liberté parfaite, la délivrance de tous nos maux, ne pouvait être atteinte que dans la mort. Eh oui, mes chers amis, c’est de la métaphysique, pas besoin de vous faire un dessin. S’il est bien rare que je me lance dans ces spéculations - je suis homme de bon sens avant tout —, ce ne fut pas sans profit pour une fois. De la pensée de la mort, je passai à celle de la maladie qui précède généralement ce fâcheux événement, et il m’apparut que l’homme malade est au fond assez libre lui aussi - il ne viendrait à l’idée de personne de l’obliger à se lever pour sortir sous la pluie tenir un parapluie au-dessus de la tête de Jellaby pendant qu’il prépare son abominable porridge. Aussi décidai-je tout de go d’exagérer l’inconfort que je ressentais, et de m’octroyer un jour de vacances au fond de mon lit. Ils se débrouilleraient bien pour trouver quelqu’un qui conduirait la voiture. Un homme alité ne pouvait pas conduire, quand même. Et quand on n’a pas dormi la moitié de la nuit, croyez-moi, on n’est pas en bonne santé. Au fond, d’ailleurs, qui est bien portant ? Personne. Ou presque personne. La jeunesse elle-même n’a pas de santé. Regardez un nouveau-né. Il se tord comme un ver coupé ! Nul ne peut se sentir vraiment dispos, à mon avis, s’il ne cesse toute activité pendant une journée entière. On l’oublie trop, distraits que nous sommes par le travail ou le tourbillon de la vie sociale, mais empêchez un homme de faire quoi que ce soit ou de voir âme qui vive et vous verrez qu’il aura bientôt mal à la tête. Quand Edelgard eut fait un peu de rangement, disposé mes vêtements sur une chaise, et vidé la bassine par la fenêtre, j’ouvris les rideaux et, à cor et à cri car la pluie crépitait toujours contre le toit de la roulotte, lui fis comprendre que j’étais trop faible pour me lever. »   Bibliographie  sur l'ironie littéraire L'Ironie, Vladimir Jankélévitch L'ironie littéraire, Philippe Hamon    {loadmoduleid 197} 
28 mars 2025
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Parmi les voies, les grandes options qui s'offrent à l’écriture, deux se distinguent clairement, ou plutôt trois. Commençons par la plus généreuse -  la moins en vogue - celle qui recherche la puissance du Verbe, son intensité, se place dans le mouvement que crée la profusion des mots, des sonorités et des images, voie  quand cette profusion n’est pas gratuite. Puis la voix moyenne, contemporaine, celle qui se calque sur l’oralité, sur l'usage de la langue de tous les jours, directe, une langue qui n'est pas dépourvue de subtilité, mais penche vers la commodité d’un langage transparent, efficace, sans musique ni ellipse, laissant toute la place à l’histoire et à ses personnages, à la psychologie, au suspense et à l’intrigue. Et enfin la voix suggestive, l’écriture qui se concentre autour des vides qu’elle prend soin de créer, ces écritures avec sous-textes, écritures allusives, fortes des espaces laissés au lecteur, au lecteur patient et attentif qui aime être sollicité -le vrai lecteur ? Car, comme l’explique Vladimir Jankélévitch : "Les lacunes que nous comblons nous-mêmes agissent sur notre imagination comme un vide attirant et exaltent les puissances de rêve qui sont en nous." Faire confiance au Verbe, ne s’en servir que comme d’un outil le plus neutre possible ou pratiquer la brachylogie* (prise en sons sens le plus large d’ellipse) ? Écrire, c’est viser un peu de ces trois cibles, chaque style d’auteur composant sa palette.  Brachylogie : provient du latin brachylogia, « Brièveté dans l’expression ». Il s’agit d’une figure de rhétorique, plus précisément une ellipse consistant à ne pas répéter un élément de la phrase comme ci-dessous : "Sa tête se mit à tourner, son cœur à battre fort."  {loadmoduleid 197} 
06 mars 2025
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Écrire : le défi des pleurs et des larmes Illustration : La Descente de croix, Rogier van der Weyden (détail) « C’est tellement mystérieux le pays des larmes… » Le Petit prince, Antoine de Saint ExupéryLes larmes ne pourraient-elles pas, détrônant ainsi le rire, être proclamées le «  propre de l’homme » ? Quelles questions les larmes posent-elles aux relations humaines, sociales ou intimes et par là, à l’écriture ? À la fiction ?   Les mots, le vocabulaire des pleurs— Le  « plorer » du Xe siècle, issu du latin plorare, « crier, se lamenter, gémir » devient « pleurer » au XIIe siècle : verser des larmes sous l’effet d’une douleur physique ou morale, d’une émotion violente. Pleurs et larmes ces « « humeurs liquides qui s’écoulent d’une glande de l’œil » semblent déjà irréversiblement liés.— Curieusement « larmer » a disparu, « pleurer » a pris toute la place, plus doux peut-être ? K. Huysmans, toujours friand de mots rares, l’utilise pourtant dans « En Rade ». Pour revenir peut-être à la réalité des pleurs ? À l’écoulement, au mouvement physique ?   Des expressions et des pleursOn peut pleurer à chaudes larmes, verser toutes les larmes de son corps ou juste avoir la larme à l’œil, être bête à pleurer, verser des larmes de joie ou des larmes de crocodile, être sur le bord des larmes, pleurer comme un veau, pleurer amèrement, pleurer sur son sort, pleurer des larmes de sang, avoir des larmes dans la voix ou une crise de larmes, il existe des larmes qui nous brouillent la vue,  on peut pleurer comme une Madeleine ou comme une fontaine, se rendre au bureau des pleurs, pleurer de rire, ou rire aux larmes, fondre en larmes (et voir changer de matière son corps ?) croire qu’en pleurant on pissera moins, avoir des larmes de joie, parcourir la vallée des larmes, être au bord des larmes, les ravaler quand elles nous montent aux yeux. Il reste encore le si poétique « Frôler les larmes »…Finalement, il s’agit simplement « d’Être » en larmes. Puis, un jour, de sécher ses larmes.   L'imaginaire des mots du "pleurer" Larme : un mot qui reste ouvert, comme en suspens. On y sent la larme apparaitre se gonfler, se détacher.La larme, la goutte de chagrin, l’émotion matérialisée, un  mot comme une sorte de bijou de souffrance. Profondeur de l’émotion, matière délicate.Transparence.Elle se forme, se sépare, roule, il y a une vie de la larme.Et puis  objet-larme, objet de peintre - comme le tissu - peindre la larme, c'est faire une prouesse, montrer du savoir-faire, maitriser l’illusion de l’émotion, un exploit qui se place quelque part.. entre le sec et le larmoyant, entre l’absence de manifestation et son débordement qui lui faire perdre sa signification, sa force. Il y a le torrent de larmes, et puis la larme unique, précieuse,une sorte de chagrin pur, essence de chagrin. La larme, la goutte de chagrin s’écoule sur son chemin de joue.Délicatesse ondoyante sur une peau parcheminé ou fruitée,elle s’étire, marque le poids de l’émotion dans sa forme de poire tansparente,lanterne magique ou se reflète l’âmeManifestation, preuve ou mesnsonge. Les pleurs, moins condensés que la pluie et sa douceur liquide. Pleurs, un mot qui se perd. Qui s'est perdu.Est-ce que les animaux pleurent ? J'ai vu la larme d'une brebis couchée, mourante, tombée de la falaise. Larme du dernier souffle et de la souffrance. Coulée d'humanité ? Du point de vue littéraire, pleurer éloigne, neutralise un peu. Les pleurs sont plus concrets et puis il y a la  larme, l'arme, si proche de la lame.  La  goute de chagrin, finalement, j'y reviens.   Et la physiologie des larmes ? Liquide constitué essentiellement d’eau salée et ionisée, il existe trois sortes de larmes, toutes trois réflexes avec des mécanismes et des buts différents.— Les larmes qui servent à humidifier, lubrifier, oxygéner nettoyer la cornée. Présentes en permanence, ce sont des sécrétions que nous partageons avec les animaux. — Les larmes produites sous l’effet d’une agression extérieure par exemple le gaz dégagé par l’oignon ou une poussière dans l’œil. Porteuses d’anticorps et d’enzymes antibactériens, elles sont utiles pour défendre, protéger la cornée. — Les larmes liées à une joie ou un chagrin, celles qui nous intéressent. Ces larmes sont aussi réflexes : des sécrétions liées aux émotions  ! « Mais son cœur était soulagé, et de ses yeux coulaient des larmes qui tombaient sur ses mains ». F.Nietzsche Une mutation génétique s’est produite dans l’espèce humaine il y a des centaines de milliers d’années. Une erreur a connecté le système limbique – les régions cérébrales qui ressentent, détectent et expriment des émotions – aux glandes lacrymales. Cette erreur s’est reproduite, un gène a muté et cette mutation a dû présenter des avantages puisque, la sélection naturelle ne s’en est pas débarrassée !Si les animaux peuvent gémir, crier, hurler, aucun ne verse des larmes d’émotion, pas même nos plus proches cousins, les primates. Les pleurs renvoient à l’humanité ou peut-être est-ce l’inverse l’humanité s’est faite par les pleurs ? "J’avance dans la ruelle des couloirs, raide dans ma tenue tel un GI mal costumé. Et puis sur le seuil de ta chambre, haut du cœur, haut du corps, le spasme, le même encore, le temps de l’étonnement douloureux, les larmes montent, leur marée pousse jusqu’au bout des yeux, le corps subit la vague. Je frissonne, une fois encore la vue s’embue. D’où vient ce flot si puissant que je me tétanise ?" Extrait de mon roman,  L’Autre d’une femme. L’origine des pleurs se trouve donc dans le cerveau. La tristesse est l’une des émotions dont les neuro scientifiques ont découvrent la nature chimique au travers du rôle des neurotransmetteurs qui se modifient face à une nouvelle grave, un choc émotionnel. Ces processus cérébraux, qui agissent un peu comme des antidouleurs, s’accompagnent de manifestations corporelles (gorge serrée, boule à l’estomac, respiration réduite) et parfois, ce message nerveux fait couler des larmes.Elles ont une composition différente des autres larmes avec plus de protéines et d’hormones qui agissent sur la douleur. On retrouve également dans ce type de larmes les molécules responsables du stress ou des toxines apparues sous l’effet du stress. On pleure beaucoup dans l’enfance, en vieillissant, on produit moins de larmes, on pleure moins, mais on peut larmoyer. Quels sont donc les effets physiologiques des pleurs ? Une sorte de catharsis physiologique : antidouleur, relaxation, élimination de toxines du stress…Les larmes, sorte de protecteur psychique, nous laissent épuisés, à cause, bien sûr de la situation qui a provoqué les larmes, mais aussi de la libération d’hormones qui vont provoquer l’accélération du rythme cardiaque, la dilatation des vaisseaux sanguins et la production d’énergie à partir de nos réserves de glucose et d’acide gras, une dépense énergétique correspondant à une sensation de fatigue. Certaines théories affirment même que pleurer conduirait le corps à libérer des endorphines de bien-être, celles qui sont libérées par l’exercice ou le sport. Il est vrai également que pleurer fait travailler des muscles habituellement peu mobilisés comme ceux du menton, de la poitrine ou de l’intérieur de la gorge.Pleurer permet donc de retrouver un état d’équilibre émotionnel. Tous ces mécanismes contribuent à diminuer les tensions psychiques : tristesse, anxiété, angoisse, peur, y compris les tensions positives : joie, rire…Vertu de libératrice des larmes ? Dimension physique et haute densité psychique ! « Pleure afin de savoir ! Les larmes sont un don. Souvent, les pleurs, après l’erreur ou l’abandon, raniment nos forces brisées ! » Victor Hugo Pleurs et féminité  L’enjeu de genre ! Les hommes qui "ne pleurent pas" et puis se mettent à pleurer.Les larmes contiennent des hormones de stress dont elles permettent de réduire la concentration dans le corps, en particulier la prolactine, hormone responsable de la lactation après l’accouchement, de l’absence d’ovulation et du déclenchement des larmes. La lactotransferrine, hormone régulant la production de lait, est aussi à l’origine de cette surproduction de larmes chez les femmes. On peut aisément imaginer que ces deux substances se trouvent en moins forte concentration chez les hommes ! C’est pour cette raison biologique que les femmes pleurent entre 4 et 8 fois plus que les hommes à l’âge adulte et elles pleurent plus longtemps et avec moins de retenue.Habitudes sociales, codes culturels, éducation spécifique et biologie ne sont donc pas ici tout à fait étrangers… Dans certaines cultures, « les pleureuses » sont encore appelées pour pleurer les morts. Pleurer est alors un travail, un rôle social aussi. Une "histoire des pleurs" ?Acceptées chez les soldats homériques et romains (Priam vient implorer Achille pour avoir le corps de son fils Hector, Achille pleure son ami Patrocle, les exemples sont très nombreux dans l'Iliade et l'Odyssée) les larmes sont, au Moyen-âge, fortement liées à la foi, à l’émotion spirituelle au travail de deuil. On observe un mouvement de laïcisation au XVIIe. Les larmes deviennent une preuve d’humanité et garantissent la valeur morale de celui qui les verse. Le siècle suivant, avec notamment Rousseau, loin de se contenter d’entériner cette évolution, la radicalise de façon saisissante en promouvant une véritable « morale du sentiment ». Désormais, ne pas pleurer dans des circonstances touchantes, c’est se montrer dépourvu d’une « sensibilité » donnée pour “premier fondement de la société et revient à s’exclure de la communauté vertueuse et à sombrer dans ce que le XVIIIe siècle nomme la barbarie.En ce qui concerne l’art, c’est surtout la promotion du pathétique, conçu désormais comme catégorie esthétique autonome, qui, en donnant les moyens de penser un plaisir qui ose enfin s’avouer pour tel, débarrasse définitivement le langage des larmes de sa soumission à « une culture du refoulement ». Le pathétique devient progressivement, durant le dernier tiers du XVIIe siècle, “une catégorie esthétique à part entière, dégagée de toute visée morale ou religieuse”, il devient enfin possible de décrire librement, indépendamment de tout horizon éthique, dans le cadre d’une rhétorique adulte et désormais soucieuse de penser l’esthétique comme objet d’étude autonome, la volupté des larmes  !  En instituant “la promotion esthétique de la sensibilité  », cette autonomisation du pathétique favorise de façon décisive l’envahissement de bon nombre d’ouvrages du siècle suivant par le langage des larmes .Le partage net entre un masculin qui ne pleure pas et un féminin associé au pleur facile, allant ainsi plus loin encore que la biologie, s’installe notamment à partir du XIXe. Le langage des larmesIl faut noter le lien des mécanismes des larmes avec le nerf facial, avec le nerf maxillaire supérieur, ce qui explique le surgissement d’expressions particulières, de mimiques spécifiques liées au fait de pleurer. Les larmes forment ainsi une partie d’une expressivité globale de la souffrance et de la douleur.Des formes primitives (signal de douleur ou de détresse), les pleurs sont devenus une forme de communication élaborée dont on peut penser qu’elle a contribué à renforcer les liens sociaux et ainsi à permettre à nos ancêtres de survivre et de prospérer. Il peut prendre le relais du langage verbal : on peut pleurer sous le coup d’une émotion qu’on ne peut parvenir à verbaliser, lorsque “les mots ne viennent plus.” Le langage des larmes, considéré comme un système de signes “muets”, assure une communication dans un environnement socioculturel donné : il dépend d’un système de règles, de normes et de modes en vigueur à une certaine époque et dans une certaine culture. Grâce à nos larmes, l’autre peut capter le message de souffrance, le degré d’émotion que nous vivons. Là où nous n’avons plus ou peu de mots, les larmes prennent en charge la communication humaine et permettent, d’autant plus que l’interlocuteur est à l’écoute, un ajustement de ses réponses envers l’autre, favorisant par là même un échange empathique. Le lien entre pleurs et visage est devenu un élément essentiel de la communication : un moyen crucial de déchiffrement de l’émotion, de la douleur de l’autre. Les larmes s’écoulent et c’est comme si quelque chose de l’intériorité se matérialisait.   Les larmes : vulnérabilité ou moyen de pression ? “À lire nos anciens, il semble que les hommes aient beaucoup pleuré. Ce n’est plus de mise. Il n’est pas grand monde pour larmoyer dans les romans contemporains comme dans la vie. Cette effusion est mal vécue. L’époque se veut cynique. Sous le prétexte d’une affreuse pudeur, on aura rayé, en condamnant les larmes, ce dernier signe corporel des vastes émotions incompressibles dans de si petits corps. Le mâle surtout, et mystérieusement, n’a plus ce droit. Il sera bientôt réduit à sa plus simple expression. Il bande, éjacule et meurt – activité de gibet. Je n’ai pas eu cette chance. Je suis des rares qui osent encore. J’en suis à mon quatorzième lacrymatoire gallo-romain offert en cadeau de rupture. C’était ce matin, au réveil, après avoir écouté une nouvelle fois la chère voix de Rodogune au téléphone j’ai fini par sangloter – l’émotion vibrante m’épuise, comment arriver jusqu’à la Nuit, par quel chemin et dans quel état ?” Michel Castanier Les larmes, sécrétions réflexes (sauf chez certains comédiens ou antiques pleureuses), nous livrent, nous libèrent, nous servent, nous révèlent, nous rendent perceptibles. Elles posent la question de la passivité / l’activité, de la force /la faiblesse. Par nos larmes, nous apparaissons dans notre vulnérabilité : pleurer c’est montrer une perte de contrôle sur nos émotions, une perte de défense. Laissant de côté le monde des apparences, de la bienséance, les larmes sont parfois des moments de vérité. “PLEURER. Propension particulière du sujet amoureux à pleurer : modes d’apparition et fonction des larmes chez ce sujet.Je, moi qui pleure toutes les larmes de mon corps” ? ou verse à mon réveil “un torrent de larmes” ? Si j’ai tant de manières de pleurer, c’est peut-être que, lorsque je pleure, je m’adresse toujours à quelqu’un, et que le destinataire de mes larmes n’est pas toujours, Je même : j ’adapte mes modes de pleurer au type de chantage que, par mes larmes, j’entends exercer autour de moi.En pleurant, je veux impressionner quelqu’un, faire pression sur lui (“Vois ce que tu fais de moi”). Ce peut être - et c’est communément - l’autre que !” on contraint ainsi à assumer ouvertement sa commisération ou son insensibilité; mais ce peut être aussi moi-même : je me fais pleurer, pour me prouver que ma douleur n’est pas une illusion : les larmes sont des signes, non des expressions. Par mes larmes, je raconte une histoire, je produis un mythe de la douleur, et dès lors je m’en accommode : je puis vivre avec elle, parce que, en pleurant, je me donne un interlocuteur emphatique qui recueille Je plus « vrai » des messages, celui de mon corps, non celui de ma langue : « Les paroles, que sont-elles ? Une larme en dira plus. » » Roland Barthes, Éloge des larmes Sincérité des pleurs?Larmes de crocodile : voici l’expression qui pose le soupçon sur les pleurs ! Elle proviendrait d’une légende de l’antiquité dans laquelle les crocodiles, cachés dans les hautes herbes du Nil, auraient attiré leurs proies par des gémissements et des plaintes. Une autre explication, moins poétique, affirme que, lorsque le crocodile ouvre très grand sa mâchoire pour croquer sa proie, il appuierait sur ses glandes lacrymales, déclenchant la production de larmes. Quoi qu’il en soit, ces deux explications ramènent au fait que les larmes de crocodile n’ont rien à voir avec une tristesse sincère, mais qu’elles illusionnent, cherchant à émouvoir de façon hypocrite quelqu’un pour le tromper. Le soupçon de duplicité de dissimulation et de mensonges existe depuis les premiers moralistes. Les larmes, fausse faiblesse et vraie puissance, se révèlent de formidables machines de manipulations de l’autre. L’extériorisation des sentiments, des émotions, peut être un moyen de pression, de culpabilisation. Sur le plan physiologique déjà, les pleurs dégagent un signal chimique volatil dont la perception par un autre individu, par le biais des récepteurs de l’olfaction serait à l’origine d’un effet sur son état d’esprit. On peut rappeler qu’une équipe de chercheurs du Weizmann Institute of Science, en Israël, a pu démontrer que les larmes des femmes envoient des signaux chimiques volatils, qui entraîneraient une chute de la testostérone chez l’homme, induisant par là même une baisse de libido.   Les larmes comme une arme ?Voici une sorte de « nouvelle tendance » que j’ai trouvée dans plusieurs livres et émissions récentes : les larmes comme arme politique. En voici un exemple dans un livre qui vient de sortir « L’Amour et la révolution » de Johanna Silva, l’ex-compagne et ex-attachée parlementaire du député de la Somme François Ruffin : « J’avais un nouveau cheval de bataille qui m’était propre : je voulais défendre l’humanité, la vulnérabilité, la bienveillance au sein du monde politique. Je sentais bien que ce n’était pas une niaiserie, qu’il y avait quelque chose à creuser. (…) J’en étais même venue à considérer mes pleurs intempestifs comme une arme. » Un rapport aux larmes, une vision des larmes, qui fait réfléchir… Quelques pistes d'écriture des larmes et de réflexion...— Mystère du surgissement, de la matière, de l’odeur des larmesForme des pleurs : sanglots ? Écrire comme des sanglots ? Poétique des larmes ?— Le moment des pleurs : immédiat, l’après-coup. Moment de pleurer ou pas ? Trop tard ? Sa durée ? Trop long ? Trop bref ?— Retenir, garder, refouler ? Surgissement des larmes : « être pleuré ? » — Être l’otage, captif de ses larmes ? — Épanchement, faiblesse, vulnérabilité. Répandre des larmes : pleurer, pleurnicher, s’épancher.— Laisser couler ses larmes, s’autoriser, ne pas même les sécher ou les réprimer.— Être submergé, débordé.— Fonte de l’identité sociale et personnelle qui craque, qui fond ?— Maitrise, souveraineté de soi ou sa disparition. — Censurer. Larme et volonté ? Aveu de faiblesse ou rage ?— Libérer, accueillir les pleurs— Pleurer = s’humaniser ?— Jamais seul quand on pleure ?— Pleur solitaire. Pleur privé, intime ? Se cacher. Larme et pudeur. Intimité des larmes et pourtant manifestation extérieure— Pleur et relation amoureuse ou amicale— Parler avec ses larmes, se taire et dire ?— Refus de voir l’autre pleurer.— Afficher ses pleurs comme un reproche. — Demander par les larmes : implorer, de justice de réparation.— S’excuser de pleurer— Prise de pouvoir : attendrissement, culpabilisation.— Appel à l’autre. Faire pression ou subir ?— Pleur social et dimension culturelle.— Émotion publique ou privée— Travail et temps du deuil. Pleurer les morts. — Les larmes du quotidien, la « vie embuée ? »— Déplorer : ressassement, lamentation.— Solidarité, contagion des larmes ? Communion par les larmes : pleurer avec, pleurer ensemble. — Pleurer au cinéma ou au théâtre. Catharsis ?— Politique et poétique, transformer le réel ou une relation ? Pas simplement une expérience de douleur : demande de consolation ou de justice, d’une future réparation— Larme comme arme politique ?— Absence, fin des larmes. Sécher ses larmes— Ne plus savoir pleurer ? Être bloqué.— Bonheur de pleurer dans un film de Truffaut : l’enfant avoue que pleurer, c’est un bon petit plaisir ! — Métaphysique des larmes ? « Au jugement dernier, on ne pèsera que les larmes ». Cioran.      {loadmoduleid 197}
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"Nous"

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    « Ma vie n'est pas une existence... – Eh bien, si tu crois que mon existence est une vie... »
    Vivre ? ou exister ? Laurent Fraga ne fera jamais les distinguos célèbres de Mme Raymonde et de Mr Edmond, loin de lui Hôtel du Nord, Le Quai des brumes, Laurent est du pays de la vachette, de la cocarde, des fêtes votives, de la pétanque sur la place centrale, mais aussi, comme la plupart de ses concitoyens, du football au stade municipal et des grandes communions sportives nationales devant la télévision.
    Laurent est d'un village où seules les habitations des notables se distinguent avec quelques attributs décoratifs empruntés à Haussmann. Quelqu'un lui aurait indiqué les moulures en corniches, les feuilles d'acanthe et autres pilastres, il aurait gentiment admis leur existence comme on jette un regard sur ce qui a toujours été là et qui laisse indifférent.
    La maison des Fraga – celle où Laurent voit le jour – réplique ce qui est construit un peu partout dans le village, ni plus ni moins : depuis la rue, une entrée immédiate qui vous plante sans préliminaire au cœur d'une cuisine ou d'une salle à manger. Côté nord, une arrière-cour afin de fuir le soleil estival, et en façade un petit balcon où s'époumonent plein sud de maigres géraniums décolorés. En somme, une maison attachée à ses contiguës comme autant de maillons solidaires.
    Il est fils de Jean-Marie Fraga, postier du village voisin et l'unique fonctionnaire d'une famille de vignerons. Le frère aîné a repris l'exploitation pour produire un vin rosé, précoce et désaltérant, à partir de cépages harcelés par le régime sévère des hivers venteux et glacés, puis des étés brûlants, sans pitié. Plus loin, les marais évaporent leurs eaux saumâtres pour laisser affleurer l'or blanc que les sauniers comme Mathieu, oncle du côté maternel, récoltent avec fierté. Ici, les soirs d'été, dans ce territoire qui annonce la Camargue, exhalent les senteurs de la saumure croupie des roubines et des pins résineux tordus par le mistral. Aux âges encore à un chiffre, il ignore jouir d'une liberté et d'une insouciance propres à sa génération, du temps d'avant les connexions informatiques avec les bruits et les fureurs du monde. Guerres lointaines, catastrophes, attentats... Soucis d'adultes, tout cela : « Qu'est ce que tu fiches avec les grandes personnes ?! File t'amuser ! Allez, ouste ! ». Sommation reçue cinq sur cinq par Laurent et ses copains qui tous aspirent à un peu de sauvagerie. Cela fait une enfance dulcifiée, choyée, préservée des drames. Le quotidien mis bout à bout ferait un patchwork uniforme, il est vrai, mais les aléas des saisons, les fêtes du calendrier, les mille bruissements de la vie d'un village suffisent pour créer un peu de relief ; les gens du coin aspirent ni aux intrigues ni aux coups de théâtre.  Seule ombre au tableau : la scolarité du fils Fraga.

     Maintenant âgé de quinze ans, il est temps de regarder la réalité en face, l'eau a assez coulé sous les ponts, ou dans les marais salants. Un conseil de famille tout en bienveillance décide de mettre un terme aux études laborieuses et mortifères de ce gentil garçon. École, collège sont autant d'entraves à ses besoins de galops libres. À quoi peuvent servir tous les savoirs que ces institutions s'obstinent à lui faire ingurgiter ? Mathématiques, sciences, littérature... Et quoi d'autres ? Jusqu'aux langues étrangères, alors que son occitan approximatif lui suffit pour briller en bonne compagnie de temps en temps. Laurent en sait suffisamment pour se débrouiller seul dorénavant. D'ailleurs, seul il ne l'est pas et ne le sera jamais, c'est une certitude inscrite dans sa chair, de plus, il n'est pas de la race des conquistadors, alors pourquoi s'interroger sur un monde qu'on n'a pas sous les yeux, à portée de mains ? Sa curiosité reste alentour : le village voisin, la côte proche... À quoi bon la Géographie, l'Histoire, la vie des Grands-Hommes – tout cela en majuscules – alors que son futur, depuis la naissance, est engagé dans un terroir comme un soc au départ du sillon. Sa géographie est limitée au sud par le Grau-du-Roi où la grande barque familiale attend qu'on vienne la libérer, le week-end, dès les beaux jours. D'est en ouest son pays est fait de plats et de collines le long de la méditerranée, celle de la côte sableuse et monotone qui démarre à Port-Saint-louis-du-Rhône puis court jusqu'à Argelès-sur-Mer. Ce sont des terres languedociennes et roussillonnaises, encore un peu sauvages.
    Plus haut, il y a l'Ardèche. La cousine Nathalie est tombée amoureuse d'un gars d'Aubenas, alors elle est allée vivre dans son pays à lui et leur rendre visite est une aventure pour les Fraga. Montpellier, Avignon, Laurent connaît. Entendons-nous : il pourrait s'y perdre, sa connaissance est celle du chaland occasionnel qui se déplace par nécessité et non par curiosité.
    L'histoire collective que l'éducation nationale voudrait lui enseigner, celle des manuels scolaires, est avant tout personnelle. Il faut l'entendre rappeler avec fierté les courses camarguaises du papé Félix Mancioli dans les arènes du village, prince des raseteurs années cinquante, recordman des couper et des lever de cocardes, de glands et de ficelles... Les trophées en bronze doré scintillent dans toutes les pièces de la maison Mancioli. Vers douze ou treize ans Laurent s'est un peu frotté aux taureaux cocardiers – que l'on préfère appeler biòus, question de folklore –, mais cela fait beaucoup de sueur, de douleurs, et Laurent n'est pas casse-cou. Voilà tout.
    Autre figure de son histoire : tatie Clémence qui a ouvert sa mercerie en 1962. Laurent aime raconter son parcours avec un petit mouvement du menton qui pourrait passer pour l'affirmation d'une conscience politique. « Elle n'a pas pu avoir un compte à la banque sans la signature de son mari, l'oncle Bertrand. Tu vois l'affaire ? À l'époque ? » Derrière l'indignation il y a surtout la fierté d'appartenir à une branche maternelle aux forts tempéraments. «Tatie, rien ne l'aurait arrêtée ! » C'était l'opinion généralement admise par tous jusqu'à ce que le contexte économique, les grandes surfaces, les choses qu'on jette puisqu'on ne répare plus, interrompent les ambitions de Clémence. Aujourd'hui, à la place de sa boutique on trouve la pharmacie Blaquier.
    « Le fric qu'ils se font ceux-là !! »
    Les grands-hommes célébrés par la nation ont des profils trop flous pour Laurent. Chez lui l'admiration a besoin de la proximité du sang, du cœur. Ainsi ses héros appartiennent à sa lignée, ou bien au village, comme Étienne Noguier, le patron du Grand-Café installé sur la place principale en face d'une arène bricolée avec des gradins métalliques et une vilaine palissade de bois brut – Entre parenthèse : l'édifice nourrit la chronique d'un petit scandale municipal car le provisoire est devenu définitif avec ses marques d'usure et de négligence. C'est cet homme qui propose à Laurent de monter à bord de sa brasserie le temps d'un été. Il a remarqué que le jeune Fraga aime se rendre utile, sans qu'on lui demande, en servant avec soins quelques assiettes préparées par Mme Noguier-mère, ou en regroupant chaises et tables à la fin de la journée. Alors, du haut de ses quinze ans, Laurent ne se fait pas prier et court vers le poste qui lui est offert, d'autant qu'il n'a pas à disputer la place avec le fils du patron, lui, le Grand-Café il s'en fiche, il vise le baccalauréat.
    « Té ! tant qu'il peut étudier, nous, on le laisse faire. S'il se trouve un métier qui lui fait gagner des sous, plus qu'avé le bar, on n'est pas contre. »
    La proposition d'Étienne est accueillie comme la main de la providence qui ouvre grand une porte de sortie, une opportunité d'évasion après quasi dix années d'emprisonnement scolaire. Le mot n'est pas trop fort. Reléguer loin derrière lui les heures d'immobilité vertigineuse face au tableau noir, les odeurs crasses des préaux et des vestiaires collectifs, et se rappeler seulement les précieux moments de haltes dans le commerce d'Étienne, instants volés sur le chemin de l'école, souvenirs des ballots de sciure jaune que le cafetier faisait livrer, énormes colis qu'il voyait transportés à bout de bras sans effort apparent. Un jour, il tentera lui-même la levée et il s'apercevra alors que c'était beaucoup plus gros que lourd. Déception et franche rigolade – « Qu'est-ce que tu croyais ? Ça a l'air de peser une tonne mais ça ne fait que 25 kg ! » Kilo de plomb ou kilo de plumes, quel est le plus lourd ? Les notions élémentaires pénètrent mieux l'esprit lorsqu'elles passent par les bras. Ravissement du jeune garçon devant le spectacle des copeaux résineux jetés sur le sol, mêlant leur parfum aux anis entêtants du Ricard ou du Casanis. Éblouissement face à l'alignement, comme à la parade, des bouteilles d'alcools multicolores derrière Étienne, capitaine souverain aux commandes des pompes à bières : trois poignées en céramique blanche qui puisent dans leurs barriques respectives la blonde, la brune ou l'ambrée. Dés le seuil franchi, les senteurs puissantes des cafés brûlants dans leurs tasses épaisses vertes et blanches, le sifflement des percolateurs en sirènes de paquebots... Bref, le Grand-Café pareil à une extraordinaire machinerie faite de sensations, de parfums, de saveurs inoubliables. Et de majesté !
    Aqui, sian pa bèn?!
C'est une phrase que notre héros aime à répéter, comme une ponctuation, particulièrement quand il s'adresse aux touristes qui depuis quelques années s'arrêtent au village avec l'espoir d'une touche de folklore local. Alors Laurent met en avant son tempérament de cabotin assumé et il fait le malin, debout sur la petite estrade, derrière le comptoir, la tentation est forte d'accentuer les syllabes, de jouer l'emphase méridionale, jusqu'à la caricature. Mistral ou Baroncelli ne seraient pas fiers mais qu'importe. Le succès du petit numéro doit aussi à son charme. Ici, les gars sont beaux. Jusqu'à vingt ans, vingt-cinq ans tout au plus, après ils empâtent. Beaux, cela veut dire bruns de toison et de pupille, que le sourire étincelle sous des lèvres rougies comme après la morsure dans une viande crue – hé oui, nous sommes au pays des corridas saignantes. Ces jeunes mâles ne sont pas bien grands, même s'ils dépassent leurs aînés d'une tête – victoire d'une génération richement nourrie dans un pays en paix depuis longtemps. Les filles, quant à elles, ont une façon presque effrontée de fixer dans les yeux qui semble dire : « Regarde moi puisque je suis belle, mais pas touche ! » Elles appartiennent à leur père et à leurs frères, c'est leur nom qu'elles portent jusqu'au mariage, alors pas question de déshonorer en allant se coucher auprès du premier venu, même s'il est du village. l'Italie et l'Espagne machistes des aïeux circulent encore un peu sous la peau de cette jeunesse.
    Bien que morveux, comme aime à le rappeler son père avec tendresse, au moment de recevoir sa rémunération, une sensation de verticalité dans les muscles lui fait rejoindre le monde des adultes. Première rétribution après un mois de labeur : service au bar, assiettes chaudes le midi, nettoyage à la serpillière, sourires, blagues... Tiens, lui dit Étienne en tendant une enveloppe dans un geste qui inaugure un engagement, une habitude. Laurent en extrait le chèque qu'il plie soigneusement avant de le glisser dans la poche intérieure de son blouson, un sourire de félicité sur les lèvres. Comme il suffit d'un verre d'eau pour amorcer une pompe, le jeune homme sait que d'autres suivront et qu'ils seront les garants d'une indépendance attendue impatiemment. De retour chez lui Laurent brandit fièrement son salaire, puis il ressort fêter l'événement avec Pascal, Jojo et son frère Simon. Ils ont grandi ensemble et tout partagé : bobos, fêtes arrosées, les étapes importantes de la vie ; comme l'ouverture d'un compte en banque auprès du Crédit Agricole.

    Encore une année de patience et Laurent aura atteint la limite de sa scolarité. Pour endiguer son impatience il revient régulièrement donner un coup de main à Thierry, les jours de fêtes, les grands week-ends votifs qui mobilisent tout le village. La joie de servir et d'encaisser les Papés et les Mamés qui l'ont toujours connu ; les commerçants venus dépenser un peu d'argent ; l'équipe municipale ; le maire Benjamin Ariste – celui-ci ne survivra probablement pas aux prochaines élections (toujours cette histoire de provisoire et de définitif). Mais attention ! quand on travaille dans un café, LE café du village, on ne fait pas de politique, comme ils disent, alors qu'ils ne font que cela, forcément, le patron a tout intérêt à entretenir de bonnes relations avec la mairie, on n'est jamais à l'abri d'une requête à déposer : extension de terrasse, horaires d'ouverture et de fermeture... Mais hors question de faire des courbettes, aussi bien le commerçant que l'élu, chacun est conscient de ce qu'il doit à l'autre, tout comme le village sait l'importance d'un Grand-Café car c'est l'endroit où on se montre, on se parle, on s'écoute, le lieu des rendez-vous, des tope là et des rencontres utiles. Laurent a compris tout cela très tôt, c'est ce théâtre permanent qui le fait rêver et qu'il veut rejoindre.
    Est-ce dans ce haut-lieu que Matilda et Laurent se rencontrent ? Il a vingt ans, elle dix-huit, là dessus ils sont d'accord, mais pour le reste... Matilda affirme qu'ils se seraient vus chez des cousins à lui, côté maternel, durant la fête de la musique, qu'ils se seraient un peu pris le bec parce qu'il aurait bu – pas énormément mais un peu trop tout de même –, et qu'il aurait blagué lourdement à propos de sa robe soit disant trop courte comme s'ils se connaissaient de longue date etc, etc. Alors qu'ils se voyaient pour la première fois. Laurent, lui, se souvient d'un samedi après-midi à la terrasse du Grand-Café. Le permis de conduire obtenu la veille, Matilda aurait rejoint son amie Laurie, pour la première fois seule au volant, très fière dans la Renault Clio blanche prêtée par l'oncle. Même qu'elle n'était jamais venue jusqu'ici alors qu'elle habitait le village d'à côté distant de vingt-deux kilomètres. Ce sera leur seul point de désaccord pour toutes les années à venir
    Elle est une fille unique de quatre ans, fragile et timorée, lorsque ses parents divorcent. Échaudée par ce naufrage, il lui faut du temps pour être convaincue que les Fraga, eux, ont le sens des responsabilités comme valeur cardinale. Laurent a une vision claire de ce qu'il veut et de ce qu'il ne veut pas. Pas facile à croire quand on a grandi sur du sable mouvant. Il lui dit : «Pas question d'une vie de quatre pattes, si on se marie c'est pour toujours, avoir des enfants, acheter sa maison, être tranquille et...» Quoi d'autre ? Quoi ?... Non, vraiment, il ne voit pas ce qu'on peut demander de plus. Et puis d'abord la vie on se la fait ! Credo fort rassurant pour Matilda qui a vu ses parents – deux jeunes adultes mal construits –, passer leur temps à se reprocher des responsabilités mesquines de la vie quotidienne. Concluante illustration par l'exemple que l'amateur d'embrouilles finit toujours par en avoir. Cet aphorisme cher à Laurent justifie sa volonté de fréquenter la belle-famille le moins souvent possible. Promesse tenue, comme toutes celles qu'il fait.

   Et c'est le temps qui court, qui court... Il l'a écouté jusqu'à usure du disque ce tube des années soixante-dix, une adaptation d'un prélude de Chopin – cela il l'ignore –, une version disco par Donna Summer, puis celle d'Alain Chamfort:
...Parce que le temps qui court, court, change les plaisirs;
Et que le manque d'amour nous fait vieillir.
À l'heure qu'il est, mes voitures de plastique
Sont devenues vraies depuis longtemps
Et finalement, les affaires et l'argent
Ont remplacé mes jouets d'avant...

    Des paroles et une mélodie pour ses rares moments de mélancolie, quand arrive l'hiver, que les clients se dispersent et qu'il y a moins à faire. Laurent a compris depuis longtemps que le verbe faire est le meilleur remède au spleen.
    Le temps qui court, court
et fait naître quelques changements dans l'équipage du Grand-Café. D'autres visages sont arrivés, comme celui de Patricia la jeune fille qui sert les clients attablés en terrasse, et puis celui de Sébastien le jeune homme à l'œuvre derrière le comptoir. Ils ont une vingtaine d'années, Laurent a trente ans. Les deux recrues le nomment patron, puisque plus personne ne l'appelle par son prénom, et à chaque fois il bombe le torse et ses yeux brillent encore d'avantage. Il discute avec un client près de la porte d'entrée, il rit, parle fort, tout en regardant à droite de la rue, puis à gauche, comme s'il guettait quelque chose ou quelqu'un, peut être les deux. Un camion arrive et stationne devant la brasserie. Il surveille sans relâche le déchargement des barriques de bière et de soda. Un coup d'œil à la Rollex de son poignet ; Matilda ne va pas tarder à arriver de l'école avec leurs deux enfants ; sept et cinq ans. À peine descendus de voiture, voilà qu'ils galopent entre les tables et les clients de midi, s'approchent dangereusement de la terrasse et alors il faut donner de la voix : « Sacha ! Anaïs ! » Chaque jour le même manège, tant et si bien que personne au village ignore leurs prénoms : « Papa a interdit la terrasse, à cause des voitures ! » Deux êtres supplémentaires à son Nous ; Nous la famille, Nous les gens d'ici... Le Grand-Café est la scène de sa réussite, de son bonheur : ballet de Matilda courant derrière ses petits, éclats de voix de Laurent sur tous les tons – lorsque ce ne sont pas les clients –, avec des points d'exclamation, des apostrophes, des guillemets pour déguiser la fierté et l'amour paternel sans trop les dévoiler. Comme tous ceux de leur âge, bientôt les péquélés auront leurs téléphones portables, modèles juniors. Laurent n'a jamais cherché à se distinguer de ses semblables, il ne va pas commencer maintenant, et puis il s'en passe des drôles un peu partout : des agressions sexuelles, des bombes dans les écoles...
    Parmi les habitués, les anciens ne viennent plus, le village les enterre gentiment et devant le malheur des autres Laurent croise les doigts, le majeur sur l'index, puis caresse la petite croix camarguaise en argent qu'il ne retire jamais de son cou ; deux précautions valent mieux qu'une. Au fil du temps une génération disparaît pendant qu'une autre arrive. Ce sont souvent des inconnus, mais aussi des enfants du pays venus s'installer dans une maison reçue en héritage et que Laurent est heureux de retrouver. Une nouvelle population qui fait du village une cité dortoir. Le platane, Dieu merci, est immuable avec sa cigale stridulante. Un jour, un client de passage dit qu'il en existe un peu partout dans le monde, qu'il en a entendues au sud de la chine et aussi en Australie. Cet insecte ne serait pas l'emblème exclusif de son sud, le porte-voix de son identité méditerranéenne ? Déçu, mais vite consolé, cette réalité trop exotique ne peut menacer l'univers de Laurent.
    Depuis plusieurs années des rénovations, ou des reconstructions, fleurissent dans les ruelles, chacun y va de ses savoir-faire, de son temps libre, grâce à Castorama, Brico Dépôt et autres supermarchés du bâtiment qui ne manquent pas autour du village, faire soi-même coûte moins cher que de s'en remettre à un professionnel. Laurent sait tout cela par cœur, depuis le Grand-Café il suit les chantiers des uns et des autres avec intérêt, et avec inquiétude quand il s'agit des petits commerces qui laissent leur place aux grandes enseignes. Le café, lui, résiste. Jusqu'à quand ? Vaste sujet de conversation quotidien autour d'une 1664, d'une Leffe, d'un pastis. Qu'importe, le grand Fraga devenu bedonnant, à l'image du petit à mine grise sur les bancs de l'école, continue d'avancer avec la force du Nous qui fait de lui, depuis toujours, un imperturbable.

    C'est une fin d'automne propre à un pays exubérant. Après les pluies violentes qui récurent la campagne, voici le retour d'un ciel bleu que la nuit grignote chaque jour davantage. Pour Laurent, cela pourrait être le temps de regretter un été qui n'est définitivement plus, l'occasion aussi de fredonner sa petite chanson, mais point de nostalgie car Noël est en ligne de mire du bouquet final de son année de labeur, de la célébration de son bonheur, du point d'orgue de son Nous, le tout guirlandé et poudré d'or comme la grande crèche installée au fond du café.
    Encore une semaine à attendre, impatiemment.
    Les habitués – trois ou quatre, guère plus – se lèvent de la table qu'ils occupent pour le déjeuner et se dirigent vers le fracas, le bruit d'une chute venu de l'arrière salle. Une femme d'environ soixante ans en sort, titubante, une main sur le front, une autre contre le ventre. C'est Matilda. Des bras amis la soutiennent pendant que d'autres continuent à guetter au-delà, derrière elle. Nathalie, la cousine revenue au pays depuis son divorce, réapparaît de la pièce obscure le visage blême, elle fait des gestes des deux mains qui semblent dire la fin de quelque chose. Certains comprennent qu'il s'agit du patron, effondré là, au milieu de son stock, pour toujours.
    Même ceux qui n'entrent jamais dans le Grand-Café et qui regardent de loin la foule massée sur le parvis de l'église se retrouvent solidaires, presque malgré eux, d'une communauté affligée. Sacha et Anaïs, deux jeunes adultes près de Matilda, tous trois enveloppés par le murmure des consolations. S'il y avait une caméra pour saisir ces instants elle s'éloignerait maintenant et ferait entrer dans le cadre un ciel azurin, sans tâche, au-dessus du village immobile.

    Vie ? Existence ? La réponse était dans les yeux de Laurent. Revenir en arrière, s'approcher plus près, voir briller entre les cils la fierté du travail accompli chaque jour. Noter la démarche et les gestes mille fois répétés, le port de tête, un peu d'arrogance. Laurent c'était un village, une brasserie, une famille, un être qui a vu le jour et qui a grandi au bon endroit, au bon moment, avec les bonnes personnes. Un Nous, toute une existence.
Toute une vie.









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Avant de la connaître je l'imaginais dorée, comme parsemée d'une fine poussière d'or. Sans doute en réminiscence de tous les textes sacrés qui l'ont l...
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9 février 2020
Cette nuit, une de plus, je ne dormirai pas. J'ai décidément besoin d'écrire. Pour l'instant un repère, cette chambre et une certitude, remettre de l'...
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Phrases d'auteurs...

"Si vous avez quelque chose à dire, tout ce que vous pensez que personne n'a dit avant, vous devez le ressentir si désespérément que vous trouverez un moyen de le dire que personne n'a jamais trouvé avant, de sorte que la chose que vous avez à dire et la façon de le dire se mélangent comme une seule matière - aussi indissolublement que si elles ont été conçus ensemble."  F. Scott Fitzgerald

"Le romancier habite les seuils, sa tâche est de faire circuler librement le dedans et le dehors, l'éternité et l'instant, le désespoir et l'allégresse."  Yvon Rivard

" La vie procède toujours par couples d’oppositions. C’est seulement de la place du romancier, centre de la construction, que tout cesse d’être perçu contradictoirement et prend ainsi son sens."  Raymond Abellio

"Certains artistes sont les témoins de leur époque, d’autres en sont les symptômes."  Michel Castanier, Être

"Les grandes routes sont stériles." Lamennais 

"Un livre doit remuer les plaies. En provoquer, même. Un livre doit être un danger." Cioran

"En art, il n’y a pas de règles, il n’y a que des exemples." Julien Gracq, Lettrines 

"J'écris pour me parcourir. Peindre, composer, écrire : me parcourir. Là est l'aventure d'être en vie."Henri Michaux

"La littérature n’est ni un passe-temps ni une évasion, mais une façon–peut-être la plus complète et la plus profonde–d’examiner la condition humaine." Ernesto Sábato, L’Ecrivain et la catastrophe

"Le langage est une peau. Je frotte mon langage contre l'autre. " Roland Barthes, Fragments d'un discours amoureux 

 

 

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Faire peur au lecteur !
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« L’émotion la plus forte et la plus ancienne de l’humanité c’est la peur, et la peur la plus ancienne et la plus forte est celle de l’inconnu. » affirme H. P. Lovecraft. Mais, sous l’évidence du mot et de l’émotion qui lui est associée, qu’est-ce finalement, la peur ?...

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