Sa lubie des caravelles, ça lui prenait la tête comme dans un manège, elle voyait les voiles des bateaux secouées par le vent, un vent presque bleu emportant avec lui des morceaux de ciel et les ondes blanches du soleil, et la mer qui remuait sans cesse en faisant danser les caravelles, des caravelles faites de l'essence même de la terre, faites d'arbres puissants qui sentaient les feuillages, et le bruit de l'eau qui sonnait sur les planches.
La paysanne rêvait, et en elle naissaient la brise marine et le vaste univers.
Oh, ces caravelles que chantent les oiseaux, les mouettes, les sternes, les fous et les cormorans, au-dessus d'elles et dans les lignes circulaires de l'horizon ! D'ailleurs, les voiles imitent les nuages, les nuages imitent les voiles et dans le ciel voguent aussi des bateaux.
La paysanne imaginait des frères et des sœurs qui l'accompagnaient dans sa quête.
Oh, caravelles, ne nous oubliez pas ! Ne partez pas sans nous ! Attendez-nous, pauvres êtres que nous sommes, vivants et cependant mortels, en odeur de cendre et de sel, enfouis dans l'océan de nos douleurs et de nos faiblesses !
Attendez, caravelles, ne fuyez pas ! Nous avons besoin de vous pour l'amour du lointain rivage, ce rivage espéré, ce rivage d'étoiles et d'herbes, fait de la peau des hommes et du souffle de Dieu.
La paysanne savait que la vie était semée d'embûches.
Où sont soudainement vos mâts qui se mettent à tanguer, désertés par le soleil, sous des kilos de nuages, d'un seul coup gris et noirs, et qui se bousculent ? D'où ont-ils surgi ? Il va peut-être bientôt pleuvoir et l'océan aussi pleuvra vers le ciel ses fonds marins dans les yeux du tonnerre ! Les éclairs, à l'instant, déchirent l'étonnante pénombre du jour et claquent leur fouet dans le noir. C'est sans doute un terrible orage, et les caravelles semblent avoir disparu. Peut-être un bout de drap, un soupçon de drapeau au loin entre deux bouillons d'écume. Est-ce la bave d'un être hurlant, en colère ou à l'agonie ? Nul ne le sait, et c'est ce qui fait la tempête ; des crachats d'eau noire pour nous faire peur. Il n'y a plus rien que le noir de la nuit, la colère du néant, la tempête salée de l'océan primordial, et la crainte fondée du tumulte et de l'engloutissement.
La paysanne secoue sa tête et se dit qu'elle peut chasser ces images sombres, que ce qui est au-dedans d'elle fera surgir l'apaisement, la force tranquille d'une mer redevenue lisse, à peine gondolée par le bercement de la respiration naturelle de l'océan. Les caravelles se redessinent au clignement de ses cils, et la lumière des voiles ouvre de nouvelles fenêtres. La tempête a ravalé sa gueule de mort, l'orage est englouti dans les entrailles de la mer, prisonnier dans les griffes de corail. Le noir des nuages a repris sa place dans le flacon des encres de Chine et de Java. Il servira sans doute à esquisser l'île et ses récifs. Mais ce sera plus tard, quand les caravelles auront parcouru des milles et des centaines de milles avec, à leur bord, une envolée d'humains enthousiastes, aux yeux rivés sur les vagues et sur l'horizon en forme de bulle d'eau.
La paysanne lève la tête. Elle voit les champs tout autour, la terre blonde et verte qui ondoie sous le vent, et son jupon se gonfle d'air. Elle pourrait s'envoler. Elle deviendrait la paysanne soulevée par une bourrasque, une voyageuse aux allures de caravelle. Mais elle a les pieds bien ancrés dans le sol parce qu'elle travaille. Son pied terrien ne l'empêche pas d'avoir la tête sur les flots quand sa lubie resurgit, fougueuse et océanique, auréolée d'un sourire qui fait à lui tout seul le tour de la terre.
Claire Pasquié
Le mercredi 5 mars 2025